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Luttes de l’immigration et contre le racisme
Génération beurs, la mémoire en berne
17 janvier 2004 (Libération)
Livre. Boubeker, militant et universitaire, explique comment l’espérance des années 80 s’est muée en malentendu.
Par Eric FAVEREAU
Vingt ans déjà depuis l’arrivée triomphale dans les rues de Paris, le 3 décembre 1983, de la Marche des beurs. Et depuis, toute une génération s’est engouffrée dans cette nouvelle histoire de la société française. Bien des visages, bien des personnalités se sont investis dans l’espace public, tentant de porter des discours et des pratiques de changement. Aujourd’hui, on dirait que cette génération s’est repliée, ou, plutôt, qu’elle a déserté des lieux publics.
Ahmed Boubeker est de ceux-là. Né dans une cité à Saint-Chamond (Loire), il a travaillé, étudié, partagé, analysé. Mêlant peu à peu un travail de terrain, souvent proche du militantisme, à un travail universitaire de haut niveau. Au début des années 80, il a sillonné les milieux beurs, partageant les espoirs de la première marche des beurs puis l’impasse, l’année suivante, des Mobylette de Convergence qui se sont terminé place de la République, à Paris. Les jeunes issus de l’immigration dressant alors le constat d’une société française qui ne leur laissait pas vraiment de place. Puis il y eut le bulldozer de SOS Racisme qui écrasa tout ce jeune mouvement. Jusqu’aux tentations du repli communautaire, et enfin l’éclatement en histoires individuelles, lourdes et secrètes.
Ahmed Boubeker a résisté. Il a continué son parcours, forgeant au passage - dans des articles universitaires - la figure du lascar, puis celle de la beurgeoisie, du cousin, d’autres encore. Promenant sa grande silhouette amusée, et toujours aux aguets. Aujourd’hui, il a 40 ans. Le voilà sociologue, maître de conférences à l’université de Metz. Et il vient de publier les Mondes de l’ethnicité, où il tente d’ausculter « la communauté d’expérience des héritiers de l’immigration maghrébine ».
Au-delà d’une première partie théorique - et parfois ardue -, il y a tout au long de ce livre des personnages saisissants qui surgissent, où se mêlent le poids de la mémoire et celui de la vie de tous les jours. Comme l’histoire de Sliman, zoufri(ouvrier) et écrivain public, débarqué à Saint-Chamond en 1949. « La mémoire ? Je vis désormais au jour le jour. Transmettre quoi à qui ? Je crois que la misère ça ne se dit pas, ça se sent. Le vrai problème de la mémoire, ce sont les lieux. (...) Où peut-on loger nos souvenirs d’anciens ? C’est pourquoi la ville crève, et que tous les jeunes s’en vont à Lyon ou à Paris. Il n’y a plus de boulot peut-être, mais on pourrait croire qu’il n’y a jamais eu de vie ici. On a voulu éliminer la misère en se débarrassant des vieux murs gris, mais en définitive, il n’y a plus de place derrière les immeubles neufs, plus de petits coins où garder l’espérance lorsque rien ne tourne plus rond. »
Cette espérance qui était au départ de la Marche des beurs. Et qui, aujourd’hui, selon Ahmed Boubeker, s’est transformée en malentendu. « Dans une société où déclinent les institutions, les logiques d’actions stratégiques priment et chacun mobilise ses ressources pour se faire une place. (...) Sans aucune rente de situation, sans place acquise, sans capital, sans patrimoine, les migrants n’ont d’autre choix que de miser sur leurs ressources culturelles et renouer des liens communautaires sur le mode coopératif. Ces stratégies de survie sont à la base d’un malentendu qui entretient la controverse de l’immigration. On reproche aux immigrés de ne pas jouer le jeu de la République en investissant l’espace public avec un cheval de Troie culturel. Mais les immigrés répondent qu’ils n’ont pas d’autre ambition que de se libérer de l’immigration : à défaut de disparaître dans le creuset français comme individus, leur seule possibilité de choix reste celle de la reconnaissance collective. »
Les Mondes de l’ethnicité, par Ahmed Boubeker. Editions Balland, 360 pages, 25 euros.