Accueil du site > Revue de presse > Revue de presse (1995-2002) > 2001 > 12 >
Aboubacar Barry | Santé mentale
"Psy" d’étrangers : le risque de l’exotisme à deux sous
1er décembre 2001 (Hommes et Migrations)
PARIS, 1er décembre 2001 (Hommes et Migrations)
par Aboubacar Barry, psychologue au centre hospitalier interdépartemental de Clermont-de-l’Oise, enseignant à l’université de Picardie-Jules-Verne
S’insurgeant contre les pratiques maraboutiques de certains praticiens occidentaux, l’auteur déconstruit, non sans humour, les classifications établies par l’ethnopsychiatrie. Car les tenants de cette discipline, confondant souvent science et exotisme, ont une fâcheuse tendance, montre-t-il, à transformer en théorie des conceptions vagues ou anecdotiques, oubliant au passage que la métaphore et la plaisanterie se pratiquent aussi en dehors de l’Occident.
Les psychiatres, psychanalystes et psychologues cliniciens s’accordent généralement aujourd’hui sur l’idée que "l’élaboration de la maladie et la saisie de l’acte thérapeutique sont pris dans une logique éminemment contingente à l’aire culturelle"(1). De même, les effets des mouvements migratoires sur la santé mentale des sujets semblent-ils constituer, pour nombre d’entre eux, des facteurs de risque psychique si pertinents qu’ils sont devenus l’objet d’une littérature de plus en plus spécialisée. Des chapitres entiers d’ouvrages de psychopathologie leur sont consacrés. Des laboratoires de psychologie interculturelle et d’ethnopsychiatrie sont créés dans différentes universités. Des consultations spécialisées sont mises en place par certaines institutions de soins pour l’accueil et la prise en charge des populations issues de l’immigration. Mais cette apparente unanimité recouvre en réalité des divergences de fond, car "ces consultations sont loin de se ressembler et quant à la définition de ce qu’est un symptôme, un bilinguisme, un métissage, une interaction thérapeutique, et quant aux théories ou aux amorces de théories justifiant les dispositifs et les interventions soignantes ou supposées telles, il y a entre elles les mêmes hétérogénéités et les mêmes disparités qu’entre plusieurs écoles ou plusieurs centres différents de psychothérapie, qu’ils soient en direction des migrants ou non"(2).
Un minimum de points semblent cependant faire l’objet d’un accord entre les différents auteurs : l’altération de la transmission culturelle, les acculturations brutales, la perte des repères et des liens traditionnels, la dissociation entre filiation et affiliation, consécutives à l’émigration, créent des conditions de souffrance et de fragilisation psychiques indéniables. La nécessité de tenir compte de la culture d’origine et de la langue de ces patients pour mieux comprendre et traiter leur souffrance ne fait pas non plus l’objet de grandes controverses. Mais ce constat a conduit à la mise en place de dispositifs thérapeutiques spécialisés s’inspirant des pratiques des guérisseurs dans les sociétés traditionnelles : des "psy" agissent comme s’ils étaient des marabouts ou des guérisseurs et prescrivent des rituels thérapeutiques et des sacrifices aux familles qui viennent leur demander une aide psychologique. On peut même lire sous la plume de Tobie Nathan qu’"en dehors de certains dispositifs tels que l’os de poulet, la sorcellerie ou la transe, il est impossible d’établir une relation de type psychothérapique avec des sujets originaires de cultures non occidentales"(3). Je m’inscris en faux contre cette position(4).
De nombreuses réserves
Le premier motif de ce désaccord est d’ordre éthique : je suis psychologue et non marabout, et rien dans ma formation ni dans mon expérience ne me confère les compétences nécessaires à formuler des injonctions thérapeutiques. Je pense que si un "psy" estime que l’état de son patient relève de la compétence d’un "tradithérapeute", le meilleur conseil qu’il puisse lui donner, c’est d’en consulter un. Les parents migrants établissent effectivement des liens entre la maladie de l’enfant et des fautes qu’ils estiment devoir réparer ; le fait de ne pas toujours pouvoir respecter certaines valeurs qui leur semblent efficaces peut perturber les interrelations parents-enfants, le holding winnicottien au sens large. En cas de maladie de l’enfant, l’explication qui viendra le plus naturellement à leur esprit concernera ce non-respect de la tradition. Le désir d’entreprendre un voyage dans le pays d’origine pour exécuter le rituel adapté à la situation peut émerger au cours des entretiens. Dans ce cas, on doit les accompagner à mûrir ce projet et faire en sorte que ce voyage ne vienne pas en rupture du travail que l’équipe soignante a entrepris avec l’enfant, par exemple en leur communiquant les coordonnées des services de psychiatrie les plus proches du lieu où ils se rendent, services avec lesquels ils pourraient se mettre en relation en cas de besoin.
La nécessité de proposer à ces familles un cadre tenant compte de leur réalité sociale est indiscutable. En général, elles ont un rapport très clivé avec les institutions. Pour ce qui concerne la pathologie mentale de leurs enfants, elles ne demandent aux médecins que de guérir les symptômes les plus perturbants. Pour les causes de ces symptômes, elles entreprennent auprès des thérapeutes traditionnels des démarches dont elles peuvent ne même pas parler aux soignants de l’institution. Une ouverture suffisante des soignants à la différence culturelle et à la dimension de l’altérité, qui leur permette d’entendre les explications étiologiques traditionnelles et d’en tenir compte dans une perspective clinique, peut atténuer progressivement ce clivage, et conduire à la mise en place d’une psychothérapie.
Les consultations d’ethnopsychiatrie suscitent encore d’autres réserves, des questions aussi. Avec la promotion excessive de la notion d’étiologie culturelle, on a parfois l’impression que les différentes ethnies constituent autant d’espèces quasi biologiques - ce qui constitue une grave régression par rapport aux avancées de l’ethnologie et risque d’alimenter les utopies raciales - avec leur manière de tomber malade, leur manière de se soigner et leur manière de guérir... La mise en place de consultations spécialisées dans la prise en charge des maladies mentales peut laisser supposer que tous les troubles développés par les migrants sont liés à l’émigration. Or, même si le biculturalisme, les conflits identitaires, la faiblesse du niveau économique, les difficultés d’insertion professionnelle, l’isolement social et culturel, etc., créent les conditions favorables à l’éclosion des pathologies psychiatriques, ces pathologies touchent aussi les couches autochtones de la population les mieux intégrées et ne souffrant d’aucun souci financier.
La priorité accordée aux facteurs culturels sur les facteurs psychologiques laisse penser que la pathologie mentale de patients d’origine non occidentale s’explique toujours par la non observance de rituels, la rupture de la transmission culturelle, etc. C’est oublier que dans les sociétés les plus traditionnelles, les plus préservées des mouvements d’acculturation, la folie existe aussi. D’autre part, ces familles s’adressent aux institutions de soins parfois après avoir consulté un ou plusieurs thérapeutes traditionnels sans résultat probant. Supposer à ces pratiques une efficacité thérapeutique plus grande relève du débat idéologique, au sens le moins noble de l’expression. Enfin, le sujet qui souffre ne peut être réduit au social et à ses différents déterminismes, et c’est avec la singularité de chaque cas que le clinicien a affaire, dans tous les cas.
Des catégories aberrantes
On ne saurait se contenter de mettre en perspective - en opposition généralement -, comme on le fait couramment en ethnopsychiatrie, les représentations traditionnelles (propres à chaque groupe culturel) et la conception occidentale des maladies mentales (que l’on pose alors, de manière tendancieuse, comme étant unitaire, en oubliant les conceptions populaires pour ne retenir que les théories scientifiques, et en ignorant l’existence de courants divergents au sein de la psychiatrie). En général, on explique que dans les cultures traditionnelles, l’homme vit en osmose avec son milieu (son groupe d’appartenance, son milieu naturel animé et inanimé, son univers de croyances, les éléments cosmologiques). Pris dans un tout constitutif de son identité et qui participe à la garantie de son âme, l’homme ne saurait penser chercher les causes de la maladie en lui-même ; il lui trouve donc des causes extérieures, naturelles ou surnaturelles (punition ou élection par les ancêtres ou les dieux, attaque par les génies, persécution par un mort, sortilèges de sorciers, maléfices envoyés par des personnes de l’entourage, etc.). Il existerait ainsi une catégorisation des syndromes, selon la nature du facteur spécifique qui les détermine et le traitement qu’il convient de leur appliquer. Ces conceptions et ces pratiques thérapeutiques posséderaient une profondeur et une richesse anthropologiques et mériteraient, depuis L’efficacité symbolique(5), d’être traités avec le respect dû aux objets dignes de susciter l’intérêt le plus vif de la science.
Les ethnopsychiatres affirment ainsi avoir repéré des catégories, différentes, mais capables de rivaliser avec les nosographies psychiatriques, dans les représentations traditionnelles des maladies : en effet, malgré sa défiance affichée à l’endroit de la nosographie(6) psychiatrique, Tobie Nathan établit un rapport entre les classifications (ethnopsychiatriques) auxquelles il procède et les modes de catégorisation ayant cours en psychopathologie de l’enfant(7). Il explique ainsi que "pour nombre de sociétés traditionnelles, les enfants ne sont pas équivalents ; certains peuvent être des dons de dieux ou de génies, d’autres des médiums, d’autres encore des ancêtres réincarnés ou des enfants d’êtres surnaturels "prêtés" aux humains"(8).
Tout peuple découpe effectivement les maladies, physiques ou mentales, en différentes entités morbides, selon leurs modes de manifestation, en leur attribuant des facteurs causaux précis ; le diagnostic s’accompagne d’un pronostic et chaque maladie nécessite un traitement particulier. Mais à l’intérieur du même groupe, le contenu des interventions peut varier considérablement d’un praticien à l’autre (cette "mobilité" pouvant être utile au malade qui reçoit différentes propositions de sens au cours de son itinéraire thérapeutique). Chercher à mettre ce découpage en relation avec la nosographie médicale ne peut conduire bien loin, sauf si l’on en fige des moments et des morceaux à l’exclusion de tous les autres, ce que fait Tobie Nathan(9) - peut-être faut-il alors préciser que ces fictions sont propres à leur auteur. La gymnastique qui consiste à chercher à opposer terme à terme les thérapies traditionnelles et les psychothérapies se transforme vite en une entreprise de falsification. Maints thérapeutes traditionnels pratiquent des consultations individuelles, et en Occident, les thérapies mères-enfants, les thérapies de groupe et les thérapies familiales existent tout autant que les autres. On voit ainsi que même le parti pris de réduire les univers que l’on veut opposer (l’Occident contre le reste du monde) aux aspects les plus caricaturaux et les plus irréductibles de certaines de leurs pratiques nécessite encore que l’on tronque ces dernières.
Une méprise autour de l’enfant-ancêtre
Un autre argument consiste à dire qu’en Occident, le soignant est désigné par ses pairs alors que dans les sociétés traditionnelles, ce sont les malades qui l’élisent comme soignant. Puisqu’il ne peut s’agir du libre choix de son médecin ou de son psychologue, il doit s’agir de l’acquisition de ces titres. Dans les sociétés traditionnelles, le pouvoir de guérir et le pouvoir de divination sont généralement transmis de parent à enfant ; d’autre part, l’élection vient moins du groupe social que de la maladie du futur soignant, maladie interprétée par d’autres soignants comme étant provoquée par des dons ignorés du sujet lui-même.
Parmi ces catégories, celle de l’enfant-ancêtre est manifestement celle qui permet de comprendre la plupart des troubles mentaux présentés par des enfants africains. Une question néanmoins reste encore à traiter : si, comme on l’affirme dans le même temps, tout enfant est un ancêtre qui revient, une parcelle ancestrale qui se réincarne, quid de l’enfant-ancêtre ? En réalité, c’est le traitement "psychologique" de cette notion qui en a aplati le contenu. Chez l’ethnologue Suzanne Lallemand par exemple, le concept d’enfant-ancêtre vise à rendre compte des représentations africaines relatives à la conception de l’enfant, de tout enfant(10).
Certains auteurs précurseurs de l’ethnopsychiatrie française expliquent qu’un enfant intellectuellement ou techniquement précoce, qui semble donc posséder un savoir dépassant les capacités des enfants de son âge, est automatiquement identifié aux ancêtres, seuls détenteurs de savoir, parce qu’il risquerait de désorganiser un ordre social établi sur la base d’une bonne répartition des places et des statuts. L’enfant n’est plus, dès lors, que le dépositaire d’un savoir qui n’a pas son origine en lui-même en tant qu’il est un enfant, mais se trouve en lui en tant qu’il est un enfant-ancêtre(11). Cette lecture me paraît être le produit d’une méprise. Dans certaines sociétés, chez les Bambara par exemple, un enfant qui se montre trop sage pour son âge, qui se préoccupe de choses sérieuses au lieu de penser à jouer avec ses petits camarades, qui se conduit donc "comme si" (tout est dans le "comme si") il était plus vieux qu’il ne le paraît, est plaisamment appelé "p’tit vieux" (kie koroni) ou "p’tite vieille" (muso koroni) ; cette appellation n’est fondée sur aucune croyance qui la mettrait dans un quelconque rapport avec l’idée de réincarnation, mais on conçoit aisément que l’ethnologue puisse ici donner libre cours à son imagination.
Dans beaucoup de sociétés aussi, les parents donnent à leurs enfants aînés les prénoms de leurs propres parents (prénoms qui ne doivent pas être prononcés par ceux ou celles dont ils sont les beaux-parents) ; souvent, les enfants plus âgés qui désignent déjà leurs grands-parents par "Pépé" ou "Mémé" vont appeler leurs petits homonymes "Pépé" ou "Mémé". Par ailleurs, le mot servant à dire "ancêtre" est, dans beaucoup de sociétés, le même que celui qu’on emploie pour dire "grand-père" ou "grand-mère" (yaaba en mossi, maama en peul, dii gule, naa gule en samo, etc.) ; ici non plus, cette façon de nommer n’est pas précédée par une pratique divinatoire qui aurait établi que le grand-père ou la grand-mère s’est re-présenté(e) sous la forme de cet enfant-là (on ne nous explique pas, en revanche, si le fait qu’en France, on ajoute au prénom de l’enfant ceux de ses grands-parents, de son parrain ou de sa marraine obéit à la même logique). Jacqueline Rabain précise cependant que la notion d’enfant-ancêtre est peu employée dans la société où elle a mené ses recherches : seuls "certains" guérisseurs l’énoncent(12). La question est alors de savoir en vertu de quels choix épistémologiques on peut transformer l’opinion de "certains" en une croyance de tous, et qualifier d’"étiologie culturelle" une conception ignorée par le plus grand nombre des membres de la culture.
Faux alibi culturel
Les ethnopsychiatres ne sont pas des ethnologues : leur connaissance des cultures dont ils traitent (avec beaucoup de liberté) est tirée de lectures détournées de leur contexte, ou en tout cas fortement réinterprétées, ou provient d’informations données par des cothérapeutes ou par des médiateurs appartenant à ces ethnies (il serait plus exact de dire des "confirmations" car quand elles s’écartent de leurs prénotions, leurs auteurs, traités d’"Africains blanchis"(13), ont peu de chance d’être écoutés), ou encore d’un assemblage de conceptions générales et vagues tirées de brefs séjours africains(14).
L’enfant peut aussi avoir une autre "nature" ; il peut être un "enfant-esprit", un "enfant-génie", un "enfant-djinn"... Si la conception de tout enfant nécessite la participation d’un génie de la brousse à l’accouplement parental, comme on l’affirme un peu vite, qu’en est-il de l’enfant-génie ? Cette formulation évoque irrépressiblement celles de Lucien Lévy-Bruhl : "Le tout petit enfant ne compte pas. [...] Le tout petit enfant ne fait pas encore partie du groupe social. Or, comme l’individu n’existe vraiment pour le groupe que s’il y appartient, le petit enfant, à la lettre, n’est pas encore tout à fait né. [...] Le nouveau-né n’est donc qu’à moitié né. Il appartient encore, au moins en partie, au monde des esprits. C’est là une des raisons qui font que l’infanticide, quand il s’agit de l’enfant à peine venu au monde, soit fréquent dans ces sociétés."(15). Beaucoup d’auteurs expliquent par exemple que selon les Mossi, pour que le coït soit fécond, il faut qu’un génie intervienne dans ce rapport. Une formulation plus prudente, comme celle de Suzanne Lallemand, me semble, là-dessus, être la mieux appropriée : "Chez les Mossi, il semblerait que deux représentations concurrentes [de la procréation] soient proposées : la première tend à maximaliser le rôle des ancêtres agnatiques lors de la conception, elle est plutôt le fait d’interlocuteurs masculins. La seconde, plus fréquemment recueillie chez les femmes, fait intervenir les génies de la brousse, lesquels, attirés par les offrandes d’épouses désireuses d’être mères, les pénètrent lors du coït conjugal." Il s’agit donc d’une hypothèse (non pas même "il semble", mais "il semblerait" que...)(16).
Last but not least, l’enfant-sorcier est une autre de ces catégories. Lorsque des parents africains maltraitent leur enfant, ce serait parce qu’un trait de caractère de celui-ci les a amenés à croire qu’il est un sorcier. Et comme ils vivent en France, ils ne peuvent pas consulter les personnes qui les aideraient à le délivrer de ce pouvoir maléfique ; incapables d’élaborer cette situation, ils peuvent être amenés à maltraiter l’enfant dans l’espoir d’expulser le mal qui l’habite(17). Il s’agit ici d’un faux alibi culturel, dont il suffirait, pour le corriger, de regarder dans son propre groupe : les parents français qui ne supportent pas un de leurs enfants ne le décrivent-ils pas comme étant essentiellement "méchant", un petit "démon", un "monstre" ? Cela signifie-t-il qu’ils croient réellement cet enfant habité par des esprits malins, comme ceux que le Christ expulse du corps de l’agité ?
Des Occidentaux en mal d’exotisme
Avec l’ethnopsychiatrie, tout se passe comme si la métaphore n’existait pas dans les sociétés extra-occidentales, comme si elle était l’apanage des langues européennes, comme si le sens figuré et le sens propre se recouvraient entièrement ailleurs. Quelqu’un que l’on traiterait ailleurs de "tigre en papier" serait ainsi réellement perçu comme étant à la fois un humain, un animal et un végétal ! Affirmer que l’ancêtre, le sorcier ou le génie constituent des représentations précisément articulées et culturellement "cohérentes", revient au même que de prétendre que le petit génie, l’ange, le démon, le sage, le turbulent, le cancre, le voyou, etc., sont autant de catégories pertinentes en psychopathologie de l’enfant, comme le fait remarquer Yannick Jaffré : "En fait, en ethnopsychanalyse, l’interprétation concerne deux niveaux distincts. Il faut d’abord définir les conceptions du normal et du pathologique dans une société donnée, puis utiliser ces connaissances pour permettre à un patient d’accéder au sens de sa souffrance. Dans ce domaine, le choix des procédures employées pour articuler le social et le singulier apparaît donc comme essentiel. Faute de précautions méthodologiques, le rapport à l’autre risque de se présenter sous les traits d’une interprétation sauvage - interprétation qui ne résulte pas de la cohérence des données mais de l’arbitraire de l’interprète, même si cet arbitraire se dissimule sous une apparente cohérence rhétorique."(18)
À lire les écrits des ethnopsychiatres, on a souvent l’impression que la fascination pour les excentricités exotiques des récits des patients et le goût du folklore prend le pas sur le souci de la pertinence des analyses effectuées. Faisons ici justice à l’ethnopsychiatrie : certains de leurs plus virulents critiques eux-mêmes ne résistent pas à cette tentation exotique ; c’est ainsi que sur les soixante-dix pages du premier volume de la revue Psychanalyse et traditions, une dizaine sont consacrées à des photographies de vieillards, d’hommes, de femmes et d’enfants noirs, juchés sur ce qui doit être les falaises du pays dogon(19). Il faut sans doute une longue expérience du divan et une fréquentation non moins assidue du texte lacanien pour saisir toute la subtilité des liens, sans doute fort complexes, que ces cartes postales entretiennent avec l’inconscient africain !
On comprendra la faveur que ce genre de récits rencontre auprès du public - et même des pouvoirs publics - en se remémorant la description par Claude Lévi-Strauss de ce qu’il faut appeler "l’exotisme à deux sous" : "C’est un métier, maintenant, que d’être explorateur ; métier qui consiste, non pas, comme on pourrait le croire, à découvrir au terme d’années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées, de préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d’une foule d’auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison qu’au lieu de les démarquer sur place, leur auteur les aura sanctifiées par un parcours de vingt mille kilomètres."(20)
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue Hommes & Migrations.
Notes
1. Jean-Claude Lavie, Qui je... ?, Gallimard, Paris, 1985, p. 49.
2. Olivier Douville, "Notes sur quelques apports de l’anthropologie dans le champ de la clinique interculturelle", L’Évolution psychiatrique, n° 65, 2000, p. 743.
3. Tobie Nathan, L’influence qui guérit, Odile Jacob, Paris, 1994.
4. Aboubacar Barry, Le corps, la mort et l’esprit du lignage. L’ancêtre et le sorcier en clinique africaine, L’Harmattan, Paris, 2001.
5. Claude Lévi-Strauss, "L’efficacité symbolique" (1949), in Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958.
6. Nosographie : "description et classification méthodique des maladies" (Le nouveau Petit Robert, 1996) [NDLR].
7. Tobie Nathan, Marie-Rose Moro, "Ethnopsychiatrie de l’enfant", in S. Lebovici, R. Diaktine et M. Soulé (dir.), Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, tome I, Puf, Paris, 1985, p. 441 sq.
8. Tobie Nathan, "La fonction psychique du trauma", Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie, n° 7, 1987, p. 7.
9. Tobie Nathan, "Manifeste pour une psychopathologie scientifique" (1995), in T. Nathan, I. Strenghers, Médecins et sorciers, Sanofi-Synthélabo, Paris, 1999.
10. Suzanne Lallemand, "Le bébé-ancêtre mossi" in Système de signes, textes réunis en hommage à G. Dieterlen, Hermann, Paris, 1978, pp. 307-316.
11. Jacqueline Rabain, L’enfant du lignage. Du sevrage à la classe d’âge, Payot, Paris, 1979, p. 175-176.
12. Ibid., p. 169.
13. Tobie Nathan, L’influence qui guérit, op. cité, p. 216.
14. Cf. par exemple Tobie Nathan, "Le défunt, l’ancêtre et le bébé", in R. Scheps, La fabrication de la mort, Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1998.
15. Lucien Lévy-Bruhl, L’âme primitive (1927), Quadrige/Puf, Paris, 1996, pp. 257-261.
16. Suzanne Lallemand, "Naissances en Afrique", Topique, revue freudienne, n° 43, 1989, p. 22.
17. Tobie Nathan, "À propos d’une consultation d’ethnopsychiatrie", 14e colloque du Syndicat national des médecins de PMI, Paris, 25 et 26 novembre 1988.
18. Yannick Jaffré, "L’interprétation sauvage", Enquêtes, n° 3, 1996, p. 181.
19. Groupe de recherche et d’application des concepts psychanalytiques en Afrique francophone, Psychanalyse et traditions, n° 1 : "L’inconscient du guérisseur au psychanalyste", juin 2000.
20)- Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, Paris, 1955, p. 10.
Forum de discussion: 3 Messages de forum
-
"Psy" d’étrangers : le risque de l’exotisme à deux sous
je suis bien d’accord avec votre point de vue. Je suis en train de terminer mon DESS de psychologie clinique et psychopathologie interculturelle et j’ai pu constater à quel point il y a une disparité entre les différents courants, culturalistes pour beaucoup. Je suis persuadée que ces psy en manque d’exotisme comme vous le souligner sont en réalité en quête de classifications traditionnelles réconfortantes pour leur narcissisme. J’ai pu assister à des consultations ethnopsychiatriques...force est de constater que ces véritables tradipraticiens sont sous l’emprise de sentiments de toute puissance.
Je pense que prendre en compte la culture du sujet est fort essentielle dans une démarche interculturelle où le patient aura l’occasion de dérouler son histoire, de mettre avant ces ethnothéories et c’est à partir de cela seulement que nous pouvons articuler les représentations occidentales et traditionnelles. Prescrire des rituels c’est violer, passer à l’acte car nous savons très bien que les migrants ont conscience qu’ils peuvent consulter un marabout s’ils le désirent. Venir consulter un psy s’incrit dans une démarche différente, une voie/voix différente.
-
"Psy" d’étrangers : le risque de l’exotisme à deux sous
Cependant, il ne faut pas mélanger tout le monde. Il y a Tobie Nathan, son école, ses pratiques et ses conceptions mais il y a aussi Marie-Rose Moro par exemple qui est dans la lignée de Devereux et qui garde sans cesse en tête un souci de complémentarisme non simultané et non fusionnant. Chaque élément, symptôme est étudié et analysé psychologiquement puis anthropologiquement, rien n’est conseillé, rien n’est prescrit, etc..
-
"Psy" d’étrangers : le risque de l’exotisme à deux sous